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30 septembre 2011 5 30 /09 /septembre /2011 12:51

                                                      

A entendre les déclarations de certains acteurs politiques, et à lire certains discours des professionnels des médias, on a l’impression qu’on assiste, dans la société congolaise, à un rapport de forces entre l’instance politique, qui essaie d’imposer sa vision du rôle des médias dans la société, et l’instance médiatique, qui semble résister à cette injonction du politique, en opposant sa propre vision de la couverture médiatique de la réalité sociale. Les propos du président de la République, Denis Sassou Nguesso, et la prise de position du directeur de publication de La Semaine Africaine, Joachim Mbanza, illustrent bien ce rapport de forces entre les deux instances. En effet, lors de sa vite au chantier de construction du complexe hydroélectrique d’Imboulou, sur la Léfini, au Nord-Est du département du Pool, lundi 26 janvier 2009, Denis Sassou Nguesso avait adressé des propos assez critiques à l’endroit de la presse congolaise qui, selon lui, manquerait de « curiosité » sur les réalisations du gouvernement et se contenterait simplement de rapporter les rumeurs de la rue :

 

A vous la presse, je pense que si vous aviez la curiosité du journaliste, au lieu seulement de rester à Brazzaville, pour ramasser les ragots dans les rues, vous seriez déjà venus ici plusieurs fois, pour rendre compte au peuple. Vous ne le faites pas. Vous attendez seulement la visite du président pour venir. Mais, c’est aussi une bonne chose, mais, vous devez vous rendre compte du travail qui se fait ici.[1]

 

On peut comprendre ces propos comme un reproche fait à la presse congolaise, qui ne ferait pas assez dans la couverture médiatique des réalisations gouvernementales. La critique du Chef de l’Etat congolais à l’endroit de la presse est encore plus vive lorsqu’il traite cette presse de « quelques feuilles de choux », c’est-à-dire des journaux de mauvaise qualité. Et, comme une réponse du berger à la bergère, Joachim Mbanza signe, dans l’édition du vendredi 30 janvier 2009 du journal qu’il dirige, un éditorial dans lequel il rappelle le rôle de la presse dans une démocratie. Il apporte un distinguo clair et net du rôle de la presse, suivant qu’elle évolue dans un contexte de monopartisme ou dans celui du pluralisme politique :

 

Sous le monopartisme, le rôle de la presse était d’accompagner et d’être la caisse de résonance de la politique du parti unique. Les journalistes devaient, alors, mettre leur talent et leur intelligence, quitte à briller par le zèle et verser dans le culte de la personnalité, au service des tenants du pouvoir. Certains étaient même des militants chevronnés du parti. C’était l’ère de la pensée unique où les chevaliers de la plume et du micro étaient confinés dans le rôle de «griots du pouvoir ». Tout cela, c’est, maintenant, du passé. A moins d’être nostalgique de ce passé auquel le peuple a, souverainement, tourné le dos, en démocratie, la presse a un tout autre rôle. Elle est la courroie de transmission entre la base et le sommet et vice-versa; le chien de garde des valeurs démocratiques et républicaines, des droits et libertés des citoyens, face à la toute-puissance de l’appareil d’Etat.[2]

 

Pour Joachim Mbanza, donc, en démocratie, le rôle de la presse consisterait aussi bien dans le ramassage « des ragots dans les rues », qui représentent l’expression des préoccupations de « la base », que dans le compte rendu des actions des gouvernants, c’est-à-dire du « sommet». C’est en cela que consisterait ce rôle de « courroie de transmission » : apporter au sommet les problèmes qui se vivent à la base, et rendre compte à la base des solutions apportées par le sommet. On voit là deux conceptions du rôle des médias qui s’affrontent. Si la première veut assigner à la presse un rôle d’accompagnement de l’action gouvernementale, pour la rendre plus visible vis-à-vis des citoyens, la seconde penche plutôt pour l’établissement d’une relation entre le gouvernement et sa base, que sont les citoyens, ainsi que dans la défense de leurs droits et libertés. Si la première position met en œuvre une conception à la fois linéaire et descendante de la communication, c’est-à-dire celle qui part du  « sommet » vers « la base », la seconde est révélatrice d’une conception circulaire de la communication. Comment peut-on alors appréhender et concilier ces deux approches du rôle de la presse dans la société congolaise?

 

La position du professionnel de la presse - qu’est Joachim Mbanza - s’inscrit dans un idéal démocratique autour duquel s’est constituée et développée la presse, tout au moins dans les sociétés occidentales. Dans la société française, par exemple, la professionnalisation des acteurs de la presse s’est effectuée dans un cadre « de référence aux droits de l’homme et du citoyen de 1789. Pour la plupart, ils [les journalistes] ont progressivement été conduits à privilégier un modèle de société, la démocratie »[3]. Par contre, les propos du président Denis Sassou Nguesso sont révélateurs d’un modèle de presse dit « de propagande politique », modèle caractéristique de la presse des pays d’Afrique francophone avant l’instauration du pluralisme politique dans les années 1990, un modèle de presse hérité, par ailleurs,  des pays de l’Europe de l’Est et qui fut « au service des objectifs prioritaires que seront la construction nationale et le développement économique », avant de se transformer, dans la pratique, dans « un journalisme servile que d’aucuns qualifient de journalisme griot »[4]. C’est d’ailleurs ce dernier modèle de presse que dénonce Joachim Mbanza dans son éditorial, lorsqu’il parle de « chevaliers de la plume et du micro […] confinés dans le rôle de "griots du pouvoir" ». Ce sont donc deux idéologies politiques, ou mieux encore deux modèles de régime politique qui s’affrontent à travers l’opposition de ces deux approches du rôle de la presse dans la société. La presse de propagande politique renvoie à un régime politique autoritaire, tandis que le modèle de presse défendu par Joachim Mbanza se réfère à un régime politique démocratique.

                                              

En fait, dans une société démocratique, la presse participe du processus de « publicisation, politisation et polarisation » des problèmes des citoyens, pour reprendre les termes de Jacques Gerstle. Pour cet auteur, la « publicisation d’un problème c’est le processus par lequel l’unité sociale concernée reconnaît son existence en tant que problème, en tant qu’écart par rapport à une situation désirable »[5]. Il s’agit, en fait, du constat de non-satisfaction des citoyens par rapport à une situation donnée et de l’expression de cette insatisfaction. Jacques Gerstle parle de l’inscription du malaise constaté dans « l’agenda public du groupe par l’exercice d’opérations de communication (conversation, discussion, réunion, manifestation, etc.) par lesquelles le groupe des "entrepreneurs" originels fait connaître et admettre le caractère problématique de la situation existante »[6]. Et, ici, le rôle de la presse, c’est de relayer ces opérations de communication, que l’on pourrait appelée la « communication primaire », pour rendre publique cette insatisfaction constatée.

 

Ces opérations de « communication primaire » peuvent évidement avoir lieu dans les rues, les bars, les cafés, les marchés, les lieux de travail, le jardin, la famille, etc., qui pourraient être considérés comme autant d’« espaces publics » où se discutent les problèmes vitaux des citoyens. Dans la société actuelle, dite « Société de l’information », où se sont accrus le développement et l’usage des technologies de l’information et de la communication, cette « communication primaire » peut également s’observer à travers des blogs, des forums de discussions, des sites web, etc. Ces divers espaces d’échanges entre citoyens révèlent ainsi la fragmentation et la complexité de l’« espace public » où peut s’effectuer cette « communication primaire ».

                                                

En ramassant ces « ragots dans les rues » - et bien d'autres lieux d’échanges entre citoyens - et en les traduisant dans ses propres cadres médiatiques, la presse participe de la formulation  - ou de la reformulation - des préoccupations sociétales, ainsi que de leur exposition sur la scène publique. L’apparition des préoccupations des citoyens sur la scène publique est une invitation adressée aux acteurs politiques pour qu’ils s’en saisissent et y apportent des solutions. C’est ce que Jacques Gerstle appelle « le processus de politisation », car « Politiser une situation, c’est faire admettre que le règlement du problème revient à une autorité publique quelle qu’elle soit, c’est la reconnaissance de la responsabilité du traitement de la question concernée »[7]. Et la presse est présente dans ce processus de reconnaissance de la responsabilité publique du traitement de la situation « primairement » énoncée comme « ragots dans les rues ». Elle est aussi présente dans la sphère publique où s'inscrit la situation problématique une fois publicisée, c'est-à-dire dans l’animation du débat sur les différentes approches de solutions envisagées par les acteurs politiques. La divergence dans les approches de solutions aux problèmes soulevés par « la base » est ce que Jacques Gerstle appelle la « polarisation » : « […] la polarisation signale que "des projets mutuellement exclusifs" […] se sont solidifiés et prétendent porter le règlement adapté à la situation problématique »[8]. C’est ici que se joue le jeu démocratique dans lequel les différents acteurs politiques, aux idéologies et stratégies d’actions différentes, voire opposées, s’affrontent et rivalisent de propositions pour résoudre la situation problématique. Et la presse y joue son rôle, en faisant le compte rendu à la base, autant sur des propositions que des actions réalisées - mais aussi non réalisées - par les différents acteurs ou responsables politiques concernés par la situation.

                                                

C’est dire que, dans une société démocratique, c’est dans sa participation au processus de « publicisation-politisation-polarisation » des préoccupations citoyennes que la presse joue son rôle de « courroie de transmission entre la base et le sommet, et vice-versa ». Car, dans une société démocratique, la formulation des problèmes politiques n’est pas un domaine réservé aux seuls acteurs engagés dans l’action politique, dans la mesure où toute situation, quelle qu’elle soit, est susceptible de devenir politique dès lors qu’elle est portée sur la scène publique et que sa résolution par une autorité publique est reconnue. Ainsi, « la politique ne se définit pas par un ensemble de secteurs ou de problèmes définitivement isolables dans la société puisque n’importe quelle question dans la société peut devenir politique à un moment donné »[9]. Des ruptures répétées d’électricité et d’eau, des nuisances sonores dans un quartier résidentiel ou populaire, des vols à main armée, le manque de tables-bancs dans une école, l’insalubrité dans une ville, les dégâts causés par une catastrophe naturelle, etc., peuvent se transformer en autant de problèmes politiques si les gens qui les vivent en discutent entre eux, organisent des opérations de sensibilisation à l’endroit des pouvoirs publics, et si ces derniers s’en saisissent et se proposent de les résoudre. Et l’importance des médias se justifie dans ce rôle d’accompagnement de tout ce processus de reformulation de l’expression des préoccupations citoyennes, ainsi que de leur agitation sur la scène publique pour attirer l’attention des autorités publiques, sans oublier le retour vers les citoyens pour leur exposer les solutions ou non-solutions à ces mêmes préoccupations. Car « communiquer, c’est mettre en relation, et la cité est le lieu par excellence de la réunion des hommes »[10]. La presse joue ici le rôle d'établissement et de maintien de ce lien social entre les différentes composantes de la cité.

                                               

Ce qui revient à dire qu’une information médiatique équilibrée devra être porteuse d’une double expression, celle des citoyens et celle des gouvernants, puisqu’il s’agit, dans l’acte de communication réalisé par les professionnels de la presse, de mettre en relation « la base et le sommet » de la cité, à travers le partage des préoccupations des uns et des propositions et actions des autres. Car, dans une démocratie représentative, comme celle qui est en train de s’expérimenter au Congo-Brazzaville, où « le peuple exerce indirectement le pouvoir par l’intermédiaire de représentants élus », le risque de déconnexion entre « la base » et « le sommet » n’est pas à exclure : « A une souveraineté nationale, peut se substituer une souveraineté parlementaire [et/ou présidentielle] où les représentants ne représentent plus qu’eux-mêmes »[11]. Ainsi, pour réduire ce risque, la presse devra se présenter en « médiateur » des interactions entre « la base » et « le sommet ».

                                                

C’est là que réside le rôle de la presse dans une société démocratique. Si elle ne rend compte que des actions des gouvernants, elle verse dans la propagande. De même, si elle ne se limite que dans l’expression des préoccupations citoyennes sans rendre compte de leur prise en charge et de leur traitement par les autorités publiques, elle verse dans un activisme citoyen irréaliste. D’où la nécessité d’un équilibrage dans le traitement de la réalité sociopolitique, en s’appuyant sur la dimension circulaire de la communication. C’est dans cet équilibrage du traitement de la réalité sociopolitique que réside également la crédibilité de la presse, qui risque, elle aussi, d’être déconnectée de la réalité si elle s’éloigne de sa position médiane entre « le sommet » et « la base».

 

 

   Pierre Raudhel MINKALA

 



[1] Cf. « Visite du président Denis Sassou Nguesso au complexe hydroélectrique d’Imboulou », in La Semaine Africaine, n° 2865 du vendredi 6 février 2009 [en ligne] : http://lasemaineafricaine.com/ (consulté le 13/02/2009)

[2] MBANZA Joachim, « En démocratie, la presse doit jouer son rôle », in  La Semaine Africaine, n° 2863 du Vendredi 30 Janvier 2009, p.2.

[3] MATHIEN Michel, Les journalistes. Histoire, pratiques et enjeux, Paris, Ellipses Edition Marketing, 2007, p.61.

[4] De la BROSSE Renaud, Le rôle de la presse écrite dans la transition démocratique en Afrique, Thèse pour l’obtention du grade de docteur, Université de Bordeaux 3, Sciences de l’Information, Janvier 1999, p.24.

[5] GERSTLE Jacques, La communication politique, Paris, Armand Colin, 2004, p.16.

[6] GERSTLE Jacques, Ibid.

 

[7] GERSTLE Jacques, Op.cit., p.16.

[8] GERSTLE Jacques, Id.

[9] GERSTLE Jacques, Ibid.

[10] GERSTLE Jacques, Op.cit., pp.2-3.

[11] CAPUL Jean-Yves, GARNIER Olivier, Dictionnaire d’économie et de sciences sociales, Paris, Hatier, 2005, p.130.

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