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26 avril 2014 6 26 /04 /avril /2014 01:25

 

L’édition 2014 du festival South by Southwest (SXSW), consacré aux nouvelles technologies, s’est tenu à Austin (Texas), aux États-Unis d’Amérique, sous le thème « La surveillance du Web par les gouvernements et les moyens dont les citoyens disposent pour se protéger ». À cette occasion, Julian Assange, le co-fondateur de WikiLeaks – une association à but non lucratif spécialisée dans la publication, sur son site web, des documents ainsi que des analyses politiques et sociales et dont la raison d'être est de donner une audience aux fuites d'information – a pris la parole, samedi 8 mars, depuis l'ambassade d'Equateur à Londres où il est réfugié il y a presque deux ans, pour dénoncer ce qu’il appelle « l’occupation militaire du Web ».

 

Ce qui pose problème dans le discours du principal porte-parole de WikiLeaks depuis 2007, c’est le fait de penser le Web comme un espace originellement civil avant d’être « occupé » aujourd’hui par les gouvernements, principalement les gouvernements occidentaux et les militaires. En d’autres termes, pour Julian Assange, à l’origine, l’Internet serait avant tout un espace d’expression et d’exposition des citoyens ; l’intervention des gouvernements dans cet espace serait alors comprise comme une altération d’un espace civil par des manœuvres militaires et/ou politiques. Est-ce à dire que le Web a été vraiment un espace civil à l’origine, avant de connaître, aujourd’hui, une occupation politico-militaire ? Répondre à cette question par l’affirmative relèverait d’une grosse erreur liée à une méconnaissance de l’histoire de la création et du développement d’Internet. 

 

Internet : un projet militaire américain

 

Avant de devenir un réseau civil, Internet fut d’abord un réseau militaire. Son développement s’est réalisé dans un contexte géopolitique marqué par la Guerre froide, dont la conquête spatiale était l’une des stratégies militaires mises en œuvre par les deux blocs antagonistes, à savoir les États-Unis d’Amérique et l’Union soviétique. En 1957, l’Union soviétique défia les États-Unis en lançant le satellite Spoutnik, « ouvrant ainsi un autre front de la guerre froide, la lutte pour la conquête spatiale »(1). Cet événement fut un moment crucial dans le développement de la stratégie militaire américaine. En effet, pour répondre au défi lancé par l’« ennemi soviétique », le Pentagone créa, en 1958,  une agence de coordination des contrats de recherche fédéraux dans le domaine de la défense militaire : DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency). Et pour faciliter les échanges entre les différentes équipes contractuelles de recherche, cette agence mettra en place, dix ans plus tard, le réseau Arpanet, qui est considéré comme l’ancêtre d’Internet.

 

Ainsi, les origines d’Internet sont à chercher dans Arpanet, le réseau d’ordinateurs constitué par la DARPA en septembre 1969(2). Ce réseau était parti de l’initiative d’un service du ministère états-unien de la Défense qui, en 1969, « entreprend de relier les différents laboratoires universitaires travaillant sur l’informatique et de coordonner leurs ordinateurs, énormes et individuels, pour limiter, entre eux, les doubles emplois »(3). C’est en marge de cet usage initial que les centres de recherche ainsi concernés exploiteront le réseau pour « débattre des avancées de leurs travaux, échanger des renseignements, travailler de conserve et multiplier les échanges favorables aux innovations »(3). Ce réseau reliait ainsi plusieurs pôles de recherche travaillant pour le même projet de la défense militaire états-unienne, en accompagnant leurs échanges d’information. Il s’agit d’une recherche contractuelle dont le profil « répond aux demandes engendrées par la doctrine de la dissuasion nucléaire et des représailles massives : l’affrontement avec l’ennemi communiste »(1), la mission de la DARPA consistant en la mobilisation des « ressources de la recherche, en particulier universitaire, pour assurer aux États-Unis la supériorité sur l’Union soviétique en matière de technologie militaire » (4).

 

Avec Arpanet, nous avons donc un modèle de communication au service d’une « communauté de pairs », c’est-à-dire une communauté de scientifiques travaillant pour les mêmes missions. L’idée est de faciliter la diffusion et l’accès à l’information scientifique pour tous les pairs. Il s’agit aussi de protéger cette information, c’est-à-dire d’éviter sa fuite hors du circuit communautaire pour qu’elle n’arrive pas jusqu’à l’« ennemi soviétique ». De ce fait, Arpanet est à la fois un réseau égalitaire, communautaire et exclusif, puisqu’il ne concerne qu’une communauté déterminée de scientifiques ; son accès est déterminé par l’appartenance à cette communauté, une appartenance qui s’avère ici exclusivement heuristique, ce qui fait de ce réseau une communauté d’élites intellectuelles, travaillant pour des besoins militaires et politiques, à l’origine.

 

Du projet militaire au projet civil

 

Les objectifs du réseau Arpanet étaient donc militaires. Il a fallu attendre la fin de la Guerre froide, amorcée dans les années 1970 par la Détente ou le rapprochement des États-Unis avec l’Union soviétique, pour opérer une conversion de l’usage d’Arpanet des fins militaires aux objectifs civils. Ainsi, pour les États-Unis, les technologies mises en œuvre dans le cadre d’Arpanet « serviront de support au slogan de la "révolution des communications"»(5). Ce modèle de communication sera d’abord mis au service de la diplomatie américaine. En effet, le Département d’État américain va s’employer à légitimer la doctrine du free flow of information (libre flux de l’information) auprès des organismes des Nations-Unies, tels que l’Organisation des Nations-Unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco). Cette doctrine sera vite assimilée à celle du Libre-échange dans le domaine commercial.

 

La posture américaine inaugure déjà un modèle de développement basé sur l’échange d’informations. En fait, avec l’ouverture du réseau Arpanet au monde civil, ce sont des ordinateurs de nombreux univers socioculturels et de tous les coins de la planète qui vont être reliés entre eux. La communication sort ainsi du circuit fermé et exclusif des chercheurs américains de la DARPA pour s’étendre au reste de la planète. Et c’est l’invention, en 1991, de la World Wide Web (WWW) ou la « grande toile mondiale » par deux informaticiens du Conseil européen pour la recherche nucléaire (CERN, devenu Laboratoire européen de physique des particules) qui va permettre « la connexion des ordinateurs en réseaux à l’échelle planétaire »(6). La WWW est en effet conçue comme une « application de partage de l’information » mise au point par Tim-Lee, programmateur anglais employé au CERN(7). L’idée est de relier toutes les parties du monde par un réseau qui permette de faciliter la circulation de l’information. Cette dernière devient ainsi au centre des échanges entre nations et entre individus. 

 

Comme on peut le constater, ce mode d’échanges s’inspire du modèle de communication instauré au sein du groupe formé par les équipes de recherche de la DARPA : « C’est au sein de cette "république des informaticiens" dépendant des contrats fédéraux et fonctionnant à l’abri du monde extérieur que se forme l’idée selon laquelle le modèle de sociabilité qui s’est développé autour et par l’intermédiaire d’Arpanet peut être mis en place dans le monde ordinaire »(1). Cette idée est fondée sur les principes qui ont caractérisé le mode d’échanges au sein des équipes de la DARPA. Et ce sont ces principe qui seront mis en valeur, en transposant dans le monde ordinaire le modèle de « sociabilité » accompagné par Arpanet : « Les principes d’échanges égalitaires et de circulation libre et gratuite de l’information dans le cadre d’un réseau coopératif géré par ses utilisateurs qui constituent le cœur du cadre sociotechnique de l’Internet universitaire vont, pensent-ils, se diffuser avec la nouvelle technologie » (8).

 

La caractéristique du réseau communautaire issu de l’ouverture d’Arpanet au monde civil met en relief la vision d’un monde égalitaire. Aujourd’hui, on désigne d’ailleurs le potentiel d’Internet sous le nom de « communauté des égaux », où tout le monde aurait la possibilité d’accéder à l’information et de la diffuser, le flux informationnel apparaissant comme un idéal sociétal à l’échelle planétaire. En effet, l’Internet est défini ici comme un dispositif dont l’association de nombreuses techniques issues des disciplines diverses permet la numérisation des signaux, la compression des données, leur multi-modalisation et leur transport par des réseaux techniques à bas ou à haut débit, ce qui permet à tout individu ou à un collectif d’individus de pouvoir publiciser ses idées et/ou ses expériences, sans recourir aux circuits traditionnels de diffusion de l’information, tels que les médias établis. C’est cet idéal que semblent défendre les activistes de certains mouvements altermondialistes, tels que l’association WikiLeaks spécialisée dans la fuite des documents officiels souvent « top secret », à l’image des révélations de l'ex-consultant de la NSA, Edward Snowden, réfugié aujourd’hui en Russie.

 

En conclusion, on peut retenir que l’Internet a toujours été un espace de communication stratégique, créé et contrôlé par les gouvernements pour des fins de stratégies militaires et de contrôle des échanges d’information. Il est donc faux de penser l’intervention des gouvernements dans cet espace en termes de perversion d’un espace dédié aux interactions civiles. Au contraire, il faudrait plutôt penser l’ouverture de cet espace militaire au monde civil en termes de démultiplication des stratégies de contrôle de l’espace sociétal par les gouvernements. Et c’est là que Julian Assange a peut-être raison, lorsqu’il affirme que l’« Internet a été coopté par ce complexe mêlant les espions, les militaires, les gouvernements et les prestataires privés pour devenir un outil de surveillance totalitaire », à tel point que le temps où « l'on pouvait se cacher individuellement et espérer passer entre les mailles du filet » serait révolu. Avec l’ouverture de l’Internet au monde civil, on serait alors dans l’accomplissement de ces temps messianiques dépeints par George Orwell en 1949, à travers son célèbre roman 1984, dans lequel Big Brother (le Grand Frère, personnage central de la fiction) surveille tout le monde.

 

Notes

 

(1) Armand Mattelart, Histoire de la société de l’information, Paris, La Découverte, 2003, p. 37.

(2) Cf. Manuel Castells, La galaxie Internet, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2002.

(3) Jean-Noël Jeanneney, Une histoire des médias. Des origines à nos jours, Paris, Seuil, 2001, p. 337.

(4) Manuel Castells, Op.cit., p. 19.

(5) Armand Mattelart, Op.cit., p. 32.

(6) Michel Mathien (dir.), La « société de l’information ». Entre mythes et réalités, Bruxelles, Editions Emile Bruyant, 2005, p. 10.

(7) Manuel Castells, Op.cit., p. 25.

(8) Patrice Flichy, « Internet ou la communauté scientifique idéale », Réseaux, Numéro 97, Volume 17, 1999, p. 113.

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